CHAPITRE VII
Chroniques mytanes (extraits).
« Le journal de Jeury de Lande-Isle ».
Nous venons d'atteindre le Continent S2 et nous sommes vraiment mal en point. Le terme exact est : décimés. Nous n'avons jamais eu le temps de construire de bateaux depuis que nous avons perdu les nôtres dans le détroit, on ne nous en a pas laissé le répit ; il nous a fallu traverser S1 à pied, de bout en bout, et affronter les banquises entre les îles qui relient S1 et S2 (Ann les a groupées sous le terme générique d'Icebeeds). L'Icebeeds a tué les neuf dixièmes de notre groupe. Bon sang, il suffit que je dise une connerie et tous me suivent comme des lemmings ! Même si l'on fait abstraction de nos morts, nous réfugier ici est de la dernière inconséquence : maintenant les « evres » n'ont plus d'opposition. D'une certaine façon, nous leur avons abandonné Mytale. Je la leur ai abandonnée.
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Pour un warsh, entrer dans la Citadelle était une formalité, à condition qu'il eût un ordre de service ou qu'il fût do. Haÿn avait d'abord broyé la carotide d'un Violet pour lui emprunter ses vêtements, puis il avait sillonné Syti à la recherche d'un do aussi isolé que possible. Cela s'était avéré délicat. Il avait alors opté pour une Maison de Reproductrices et s'était retrouvé avec l'embarras du choix.
Haÿn ne comprenait pas qu'on pût éprouver le moindre plaisir à chevaucher une Reproductrice. Elles étaient énormes, elles étaient laides, elles étaient sales et puaient le sperme de centaines de prédécesseurs. Il était à peu près persuadé que son dégoût de l'espèce était né de la première (et dernière) virée dans une Maison que son Maître Rouge l'avait un jour contraint à effectuer. Il était alors en pleine adolescence et cette expérience l'avait traumatisé jusqu'à vomir, des années durant, à sa seule évocation. Évidemment, pour un warsh, le sexe était affaire de Reproductrice, salubrité homosexuelle ou viol d'hiume. Malgré leur faible activité érotique, les warshs s'adonnaient donc facilement à l'homosexualité (qui laissait Haÿn de glace), violaient sans vergogne de jeunes a-mutes (ce qu'Haÿn réprouvait) et, au moins une fois par saison, se vidaient les bourses dans le trou gluant et insensible d'une Reproductrice. Conséquence de ses répugnances et de ses principes moraux, Haÿn était probablement le warsh le plus chaste de Mytale, même si, par deux fois, il avait rencontré des hiumes consentantes et avait entretenu avec elles des rapports durables.
Ces souvenirs étaient exactement ce dont il avait besoin pour raviver son exécration et y puiser les forces nécessaires afin d'affronter un do. Les deux fois, ses maîtresses hiumes avaient été massacrées par des sys ; les deux fois, il avait occis les coupables et provoqué des dizaines de Duels pour assouvir sa haine. Sa réputation était devenue telle que plus un sy n'osait le regarder dans les yeux et qu'un do Blanc avait obtenu une Chasse Privée contre lui. Haÿn avait ramené sa tête au Maître de Chasse en plein Conseil, la lui avait jetée aux pieds et avait averti qu'il mettrait autant de dos sur son Tableau de Chasse qu'on lui en donnerait à exterminer. Le lendemain, il avait démontré que ce n'était pas fanfaronnade en abattant en Duel, coup sur coup, un Noir de passage à Tann-Tori et le Blanc le plus craint de tout Saraz. Plus personne n'avait requis de Chasse contre lui.
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— Je cherche un do, annonça-t-il.
La Reproductrice était étalée sur un sofa de dix mètres carrés dont elle débordait vaguement. Elle avait accueilli Haÿn comme elle accueillait chaque warsh, à la fois mère et guide, mais elle lui trouvait fière allure.
— Nous en avons six, ce soir, dit-elle.
— C'est un do Blanc.
— Ils sont tous Blancs.
— Il est à peu près comme moi, peut-être un peu plus petit mais aussi fort.
— Si tu me disais son nom…
Haÿn sourit, et son sourire était une excuse.
— Il ne s'est pas présenté.
La Reproductrice n'avait aucune raison de se méfier. Elle lâcha un soupir aussi nauséabond qu'elle-même et secoua sa graisse d'un haussement d'épaules.
— Ce doit être Kemi. Il est aux bains, souffla-t-elle. (Puis, comme Haÿn se dirigeait vers la porte :) C'est tout ce que tu veux ?
Haÿn essaya de prendre l'air désolé.
— Je reviendrai si do-Kemi m'en laisse le temps.
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Les bains tenaient plus du marécage que du hammam et, à l'instar de toute la maison, empestaient la charogne fermentée. Quatre dos et huit sys y trempaient, le train dans la vase, mais Haÿn n'eut pas à hésiter : un seul d'entre eux possédait la carrure recherchée.
— Do-Kemi ? (Il s'approcha de sa cible). Je crains de devoir vous tirer un peu abruptement de cette béatitude.
La tournure était pour le moins inhabituelle. Il l'avait choisie afin de marquer le soupçon d'insolence qu'un officier aux ordres directs de la Citadelle ne manquait pas d'afficher face à un do. Kemi le regarda de travers, gronda, tenta d'évaluer son importance hiérarchique (un Violet de la Citadelle pouvait très bien avoir autant d'autorité que lui, surtout mandaté), estima sa carrure avec un respect évident et consentit à quitter la mare.
— J'écoute, grogna-t-il.
— Trop d'oreilles.
Le do attendait cette réponse. Il maugréa et se sécha sans conviction avec une serviette noire de crasse, enfila son kilt et son maillot d'un blanc regretté et indiqua la sortie à Haÿn.
Haÿn, bien sûr, refusa de délivrer son message tant qu'il pouvait être entendu par les rares noctambules et, de ruelle en ruelle, se laissa guider par le do vers un « endroit tranquille ».
— Je n'aime pas ces méthodes, râlait Kemi en marchant à contrecœur vers un quartier désert. Qui t'envoie ?
— Do-Surka.
Haÿn manquait autant d'idées que de l'envie d'en avoir. Il s'était jeté sur le premier nom important qui lui était venu à l'esprit, celui du Maître des Maîtres de Chasse, le tout-puissant Surka. Et c'était une excellente intuition : pour tout warsh, c'était un nom magique. Kemi accéléra le pas et ne posa plus de question avant d'avoir atteint un terrain vague en bordure de rivière. Il demeura même silencieux et immobile le temps qu'Haÿn s'assurât qu'ils ne seraient ni dérangés, ni entendus. Toutefois, il trouvait ce Violet plutôt tatillon.
— Cet endroit est parfait, commenta Haÿn après son examen.
— Que me veut do-Surka ? s'impatientait le Blanc.
— Pour l'instant, rien, répondit Haÿn. Mais quand tu le verras, il te suffira de lui dire mon nom pour qu'il présente ton Tableau à un evre en manque de Noirs.
— Mon Tableau ?
Kemi ne comprenait rien. Il fronçait les sourcils, s'efforçant de concentrer son intelligence dans le plissement de ses paupières.
— Surka ne pourra rien refuser à celui qui inscrira Haÿn a-warsh sur son Tableau de Chasse. Je suis là pour m'assurer que ce ne sera pas toi.
— Pas moi ? (Le do se torturait à saisir le sens des phrases du Violet, et plus il plissait les yeux, plus la connaissance approchait. Elle vint d'un coup quand il les eut presque clos.) Tu es Haÿn !
— Eh bien voilà ! (Haÿn était déjà en garde, mais le do ne semblait pas vouloir esquisser le plus petit geste de violence : il était figé, les bras pendant le long de la carapace, la pince fermée.) Allons ! Ne me dis pas que tu ignores qui je suis ?
— Je sais très bien qui tu es, Haÿn a-warsh, et je sais aussi que je n'ai aucune chance.
Alors do-Kemi fit ce qu'aucun warsh n'avait jamais fait. Il refusa le combat (la Chasse, donc) comme si cela n'était qu'un simple duel : il fit deux pas sur le côté et passa devant Haÿn pour lui offrir son dos.
— Tu renonces au Gibier ?
À son tour, la voix d'Haÿn était pleine d'incompréhension.
— J'ai l'Honneur, c'est vrai, s'arrêta le Blanc. Mais je ne suis pas fou… C'est toi qui chasses, pas moi.
Haÿn se sentait plus stupide qu'il n'avait soupçonné le do de l'être. Il abattit méchamment une main sur l'épaule de l'autre et le retourna pour lui cracher sa colère au visage.
— Bats-toi ! Défends-toi ! (Il secouait le do sans que ce dernier opposât la moindre résistance.) Tu es un lâche ! Un bâtard d'a-mute et de braine, un couard de weese ! Un…
— Do-Kesif a renvoyé ton Tableau dans la Cité. (La voix de Kemi tremblait, mais ce n'était que l'effet des secousses imposées par Haÿn, il ne ressentait aucune peur.) Il est arrivé ce matin. Je ne l'ai pas vu, seuls quelques privilégiés y ont eu accès… (Les secousses se firent moins violentes.) Mais tout Syti en a entendu parler et, des Rouges aux Blancs, on se demande pourquoi le Premier Duelliste s'est fait a-khan et pourquoi le Conseil de Chasse lui a retiré l'Honneur de Vie.
— Premier Duelliste ?
Haÿn avait lâché le do.
— Ton Tableau est vide de Chasse, Haÿn, mais il affiche deux fois plus de duels que celui de do-Tenn, à couleurs égales. Le Carré a même demandé une étude des Tableaux Fermés pour savoir si quelqu'un, par le passé, a fait mieux que toi. Demain, une délégation de mille Hautes Couleurs déposera un Recours devant le Conseil pour limiter la Chasse. Il sera appuyé par do-Tenn, qui requiert l'Honneur de Prédation.
Haÿn connaissait do-Tenn, « le Noir des Noirs » comme l'appelaient les sys, le seul warsh qui l'eût jamais vaincu en duel (ils étaient adolescents) et qui lui inspirât du respect.
— Je suis a-warsh ! aboya-t-il au Blanc. Toute la caste a l'Honneur de Prédation. Tu as l'Honneur, là, maintenant. Le refuser, c'est aider un Gibier ! Tu veux te faire paria, do ?
Kemi était impassible. Il désigna le maillot violet d'Haÿn.
— Lui a accepté le duel, hein ? provoqua-t-il. Tu n'as pas besoin de parfaire ton Tableau pour voler des Couleurs, Haÿn, il suffit de demander. Pourquoi t'es-tu fait a-khan ? Pourquoi t'a-t'on fait a-warsh ? Ce n'est pas pour voler des Couleurs, n'est-ce pas ? Tu les aurais gravies aussi vite que Tenn.
Haÿn se demandait vraiment de quoi parlait le do, puis il comprit, lâcha un rire sarcastique et abrégea ces stupidités d'une claque, pas même appuyée. Juste de quoi montrer son mépris en réveillant l'Honneur du Blanc.
— « Je hais la caste » est la seule réponse à toutes tes questions, mitrailla-t-il. Je me contente de profiter de vos Règles de Chasse pour casser du monstre, tu comprends ? Mon Tableau est plein parce que chaque nom inscrit est un warsh de moins. Ce matin, je parlais de foutre le feu à Syti, cela irait beaucoup plus vite qu'à coups de duels… Une Chasse Ouverte à toute la caste ! (Son rire redoubla de sarcasmes.) Posez votre Recours et donnez-moi Tenn, cela m'arrange, je n'aurai qu'un Noir à écraser avant d'incendier cette ville maudite !
Ses ricanements eurent l'effet escompté : déçu par ce dément qu'il avait idéalisé, choqué de son cynisme, horrifié des actes qu'il imaginait, Kemi entra dans une colère noire qui le fit se jeter sur Haÿn.
En passant le maillot blanc, après l'avoir nettoyé dans la rivière, Haÿn repensa aux paroles du défunt do. Ces interrogations, qui poussaient les Hautes Couleurs au Recours, annonçaient-elles une évolution face à la rigidité des Codes d'Honneur ou étaient-elles seulement une démonstration pernicieuse du culte de la violence ? Il eût aimé pencher pour la première proposition, mais pour cela, il eût fallu que le Recours inclût aussi Seddhi ; le contraire était arbitraire et injuste.
Un warsh n'apprend que les Règles et le combat, se dit-il amèrement. Un warsh ne côtoie que des warshs. Rien ne peut changer la caste qui soit l'œuvre d'un warsh.
Que lui aurait répliqué la petite none ?
Haÿn avait le plus profond respect pour Ryline.
Ryline lui aurait dit :
« — Et toi, Haÿn a-warsh ? Et tous les hors-caste ? »
En passant devant les plantons de la Citadelle, qui le regardèrent à peine, Haÿn remuait cette idée, ou une idée très proche qui lui semblait moins utopiste.
La caste était à jamais figée, mais une alternative viable pouvait petit à petit la délester de ses meilleurs éléments et bonifier les autres par l'exemple.
Pour Haÿn, un bon warsh était un a-warsh.
Que lui dirait la petite none quand il lui demanderait d'accueillir les hors-caste dans le Haut Sa-Bann ?